Mémoire & retour d’expérience | Éruption volcanique
Régine Bonnaire, chargée de la communication, au Memorial 1902 | Musée Frank A. Perret, à la Martinique : Au moment de la rénovation du musée, nous avons fait deux choix scénographiques forts qui, nous le savions, auraient un impact sur notre programmation. Premièrement, ne pas agrandir le bâtiment et deuxièmement investir complètement ses 130 m² avec l’exposition permanente. Ces choix nous poussent à nous dépasser, imaginer de nouveaux modes d’expositions temporaires. Quand en 2021, la question de la commémoration des 120 ans de l’éruption de la montagne Pelée s’est posée, ces contraintes sont venues faire écho à une situation sanitaire préoccupante. En juillet 2021, la Martinique connaissait un pic de mortalité important à cause du COVID-19, et les confinements se succédaient (71 jours de fermetures au total en 2021). Dans ces conditions, créer une exposition temporaire, que nous n’étions pas sûrs de pouvoir montrer au public était risquée. Nous avons donc fait le choix d’une exposition sonore avec l’artiste Fabienne Pélage. Cela nous permettait de garantir l’accès au public tout en respectant nos choix scénographiques. C’est de la contrainte que naissent souvent les projets audacieux.
Fabienne Pelage, artiste en création sonore : C’est un travail de mémoire sonore : recueillir au travers d’interviews audios ce qu’il convient d’appeler la mémoire populaire.
Rappelons d’abord que l’éruption a anéanti 1/7 de la population martiniquaise de l'époque, profondément modifier les structures familiales -quand elle n'a pas éteint des familles-, et enfin engager les martiniquais.es à occuper autrement le territoire, voire à faire souche en dehors.
De nombreux documents parlent de Saint-Pierre avant la catastrophe, de la catastrophe en elle-même, ou de l’après notamment dans ses dimensions volcanologiques, administratives, parfois avec quelques témoignages parus dans les journaux de l’époque.
« Le souffle de Saint-Pierre – Mémoires incandescentes » interroge la transmission qui s’est faite de cet événement dans les familles dont il n’existe plus aujourd’hui de contemporain. La transmission est approchée dans toute sa complexité : celle ouverte des récits, des anecdotes, celle insidieuse des émotions, des traits de caractère, mais aussi celle du non-dit et de la cohorte de questions que le silence peut soulever chez celles et ceux qui en héritent.
Les extraits des différentes interviews, chaque fois portés par un habillage sonore sensible, forment deux séries. « Le souffle de Saint-Pierre » est constitué de courtes capsules à une voix, « Mémoires incandescentes » sont des podcasts plus longs, souvent de construction chorale : certains traitent un thème, d'autres laissent la place à des récits étoffés.
F. P. : Les coordonnées des personnes qui ont manifesté leur intérêt lors de la rénovation du musée Frank A. Perret en 2019 ont constitué la première base de ressources. Un appel à témoignages au travers des médias, la recherche de personnes citées dans des documents, le bouche à oreille et des micros-trottoirs ont fait le reste.
Les témoignants sont porteurs d'une anecdote ou d'un récit plus détaillé perçu.e alors qu’ils laissaient trainer leurs oreilles, ou parce que cela a toujours fait partie du récit familial. Parfois un journal intime, un courrier adressé par un rescapé ou un disparu a fait trace dans l’intimité des familles.
Certains héritiers questionnent l'impact de cet événement en le repositionnant dans la trame plus large de l'Histoire, ou dans ce que cela a pu modifier dans leur trajectoire familiale, voire instiller dans les caractères de leur parentèle. L’évènement fut en effet tellement sidérant qu’il a pu conférer à un impensable, marquant silencieusement les individus (survivre en dépit du traumatisme psychologique, des pertes de tous ordres, des conséquences financières etc.). Ils nous partagent leurs interrogations, leurs hypothèses.
D'autres intervenants qui n'ont pas de « filiation » directe avec cette catastrophe apportent également leur regard.
F. P. : C’est une exposition hors-les-murs, que l’on peut même qualifier de hors-les-frontières.
En effet, l'ensemble des audios se trouve sur les plate-formes de podcasts habituelles (Deezer, Spotify, Audible, Apple podcasts, etc.) ou sur le site podcastics (https://www.podcastics.com/podcast/le-souffle-de-saint-pierre/).
Ainsi, les plateformes internet en permettent une écoute où que l’on se trouve dans le monde, tout comme cet événement a en son temps eu une résonance internationale.
Toutefois, il était important que ces voix aient un écho dans la ville-même. Cela est rendu possible au travers de la série « Le souffle de Saint-Pierre » dont les courtes capsules sonores sont en outre accessibles en des endroits forts de la ville de Saint-Pierre, en activant un QR-Code apposé pour l’occasion sur des panneaux d’informations, liés aux sites de vestiges notamment. L’écoute in-situ donne bien sûr une dimension toute particulière aux propos des individus.
F. P. : Les différents musées de Saint-Pierre et du Morne Rouge (Musée Frank A.Perret | Mémorial de la catastrophe de 1902, Centre de Découverte des Sciences et de la Terre – tous deux à Saint-Pierre, Maison des volcans au Morne Rouge) livrent un éclairage historique et scientifique indispensable de la catastrophe.
Le musée Frank A.Perret | Mémorial de la catastrophe de 1902 donne à voir des photos de Saint-Pierre avant et après, des objets « perturbés »* retrouvés dans les décombres (bouteilles de verre fondues et soudées entre elles, lentilles amalgamées…) et même une courte vidéo réalisée par l’équipe d’Edisson quelques jours après l’éruption. Des audioguides donnent parallèlement vie au quotidien de Saint-Pierre dans l’alentour du cataclysme et l’ensemble nous plonge dans l’Histoire.
Mais saisir la puissance d’un drame collectif, c’est considérer les histoires singulières. Porter attention, écoute aux échos individuels donne véritablement corps à un événement, tout comme nous y engage le mémorial énumérant les noms des victimes actuellement attestées.
On évoque souvent le vaste nombre de 28 000 morts jusqu'à en oublier parfois celles et ceux qui n'ont pas péri. A la lisière du sinistre, absent.es depuis quelques temps ou parti.es in extremis, on les appelle tour à tour « les survivant.es », « les réfugié.es », le plus souvent « les sinistré.es ». Ce qui les lie malgré eux est d’avoir été profondément meurtri.es, pour des raisons diverses et de diverses manières par ce qui reste encore difficile à concevoir : une ville, les navires de sa rade et sa population dévastés en quelques minutes.
La dimension humaine -plus que celle d’une population, c’est-à-dire celle des individus- est un incontournable de la compréhension des faits rapportés dans leur globalité.
Recueillir ces histoires, ce n’est pas une quête de vérité attestant des grands traits historiques, c’est une collecte des vérités propres à chacun.e.
Les transmettre, c’est maintenir leur existence.
F. P. : Ma démarche sonore est animée par un intérêt pour les histoires de vie et la nécessité de garder une trace. C'est un peu une nage à contre-courant du temps qui passe inexorablement et délite nos mémoires.
Les timbres de voix, les intonations, les silences, et la grande richesse de textures, de rythmes des sons, sont une invite à un temps suspendu : celui de l'écoute attentive, stimulant notre imaginaire, engageant à une réflexion sur les autres, sur le monde qui nous entoure et, finalement sur nous-même.
L’éruption de la montagne Pelée de 1902 est un événement d'une telle ampleur qu'il a profondément et durablement transformé la Martinique et la vie de toutes celles et ceux qui en ont été percuté.es.
Ecouter ce que nous raconte ces différents intervenant.es, c’est partager avec elles/eux une histoire personnelle, familiale, comme une confidence.
Et puis c’est une question du territoire en connexion avec ses habitants. Un événement s’inscrit dans un espace-temps qui les a précédés, les a en quelque sorte modelés, et que l’événement va à son tour imprimer de multiples empreintes. Cette vision prismatique nous permet de nous détacher d’une lecture simple pour ne pas dire simpliste, elle en est la richesse d’un monde en mouvement.
« Onde de choc » est une métaphore appropriée je crois, et ses vibrations résonnent toujours. C'est une grande chance de pouvoir encore les capter.
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