Innovation & technologie | Séisme
Les tremblements de terre et les tsunamis qu’ils engendrent sont de loin les catastrophes naturelles les plus meurtrières et celles qui génèrent le plus de pertes économiques (p. ex.300 000 morts et 100 % du PIB haïtien pour le séisme survenu en Haïti en 2010, dont le pays ne s’est jamais remis). On connait les mécanismes responsables de ces évènements : les plaques tectoniques se déplacent de manière continue les unes par rapport aux autres, mais leur mouvement relatif est bloqué au niveau de leurs surfaces de contact, les failles. Le déficit de glissement le long des failles accumulé pendant des périodes de temps pouvant dépasser le millénaire est rattrapé lors d’évènements rares mais violents : les séismes. Si ce schéma conceptuel simple explique l’origine des séismes, il ne permet pas de prédire où et quand se produiront les prochains grands tremblements de terre.
Dans les années 1970, les scientifiques ont pensé que la prédiction des séismes était à portée de main, mais alors qu’ils annonçaient un séisme en Californie en 1988, celui-ci n’eut pas lieu. Depuis lors, la question de la prédiction des tremblements de terre est devenue taboue et les efforts se sont concentrés vers une manière alternative d’anticiper les secousses : l’alerte sismique. L’alerte ne prédit pas l’occurrence d’un évènement mais se contente d’alerter sur les secousses à venir à partir des premiers enregistrements d’un séisme en cours. En effet, les secousses responsables des dégâts les plus importants sur les constructions sont les ondes secondaires (S). Celles-ci se propagent à des vitesses de l’ordre de 3,5 kilomètres par seconde (km/s). Les ondes primaires (P), les premières à être enregistrées par les sismomètres, se propagent, elles, à des vitesses de l’ordre de 6 à 7 km/s. Si en plus de cela, les capteurs sont localisés plus proches de l’épicentre qu’une zone densément peuplée, vous pouvez détecter un évènement et lancer une alerte avant que les plus fortes secousses ne soient ressenties (figure 1).
Les systèmes d’alerte en place actuellement utilisent les premières secondes d’ondes P enregistrées sur 4 à 5 stations pour trianguler le signal et estimer la magnitude d’un séisme en cours. Si la magnitude estimée dépasse une certaine valeur (généralement autour de 6), une alerte est émise à toutes les personnes se trouvant dans un rayon – dont la longueur dépend de la magnitude – autour de l’épicentre. L’alerte inclut, selon les pays, des messages d’urgence envoyés sur tous les téléphones situés dans le rayon d’alerte, des sirènes et des procédures automatiques de sécurité dans les infrastructures critiques (trains, hôpitaux, centrales nucléaires, etc.). Si ces systèmes ont prouvé leur efficacité, ils présentent deux limites importantes : (1) ils ne procurent que quelques secondes d’alerte et (2) la magnitude des grands évènements est systématiquement drastiquement sous-estimée, ce qui représente un gros problème pour l’alerte tsunami (en effet un séisme de magnitude 9 génèrera un tsunami trente fois plus important qu’un séisme de magnitude 8, une erreur d’un point de magnitude aura donc des répercussions colossales). Nous avons développé deux approches d’intelligence artificielle (IA) pour répondre à ces deux limites.
Pour gagner de précieuses secondes d’alerte, nous avons développé un premier algorithme d’IA qui ne requiert qu’une seule station, ce qui permet de ne pas attendre que trois ou quatre autres stations enregistrent des données et ainsi de gagner un temps précieux [1]. Évidemment, il est plus difficile de localiser un évènement avec une station unique qu’avec cinq, mais l’IA parvient à des performances similaires grâce à un entrainement exhaustif sur tous les séismes enregistrés à travers le monde en utilisant seulement 3 secondes d’enregistrement sur la première station détectant un signal. Nous avons installé ce système d’un type nouveau, le premier entièrement basé sur l’IA, au sein du système d’alerte sismique péruvien [2]. Celui-ci entrera en phase opérationnelle fin 2025.
Pour résoudre le problème de la sous-estimation de la magnitude des grands évènements, nous avons développé un autre algorithme d’IA. Celui-ci est d’un genre encore plus nouveau, car il utilise des signaux qui n’ont été identifiés que très récemment [3] : les Prompt elasto-gravity signals (PEGS). Les PEGS sont des signaux gravitationnels générés par les grands séismes. En effet, un séisme engendre le déplacement rapide d’une grande masse de roche. Cela perturbe le champ de gravité terrestre de manière infime mais mesurable par des sismomètres. Cette perturbation est près d’un million de fois plus faible qu’une onde sismique « classique », mais présente l’intérêt de pouvoir être enregistrée avant (car la gravité se propage à la vitesse de la lumière, beaucoup plus vite que les ondes P). Étant donnée la faiblesse du signal, il n’était pas évident qu’il puisse un jour être utilisé pour l’alerte, mais là encore l’IA, entrainée sur des centaines de milliers de simulations réalistes, a montré une aptitude exceptionnelle à extraire des signaux plusieurs fois inférieurs au niveau de bruit des données, mais cohérents sur un grand nombre de stations pour en déduire une information utile pour l’alerte (figure 2).
Appliqué aux données enregistrées lors du séisme de Fukushima en 2011, cet algorithme aurait été capable de déterminer la magnitude de l’évènement – à savoir 9 – dès la fin de la rupture (c’est-à-dire 2 minutes après son initiation) au contraire du système « classique » en place au Japon en 2011 (figure 3) qui a estimé la magnitude à 8.1 pendant 24 heures (bien après l’arrivée du tsunami). Si l’algorithme prototype que nous avons conçu pour le cas du Japon montrait des performances fiables pour les séismes de magnitude supérieure à 8,3 [4], notre dernière version basée sur un « graph neural network » (un type d’IA plus complexe mais plus performant) montre des performances fiables pour des évènements de magnitude supérieure à 7,6 en Alaska [5], faisant de cet algorithme la solution la plus performante pour l’alerte tsunami dans cette région du monde. Nous implémentons actuellement cet algorithme au sein du système d’alerte tsunami péruvien.
Devant le constat de ces performances, l’IA pourrait-elle franchir un pas supplémentaire et permettre de prédire les séismes ? Cette question est beaucoup plus difficile, car aucun signal systématique n’a jamais été identifié avant les grands tremblements de terre. Cependant, nous avons montré la forte probabilité de l’existence d’un signal moyen dans l’ensemble des données GPS enregistrées avant les grands évènements [6]. Si cette observation est confirmée, l’IA représentera notre meilleure chance d’extraire de tels signaux faibles à des fins utiles. Si cette perspective parait à ce stade très lointaine, la recherche avance vite à l’heure de l’IA et il n’est pas interdit de rêver.
[1] Lara, P., Bletery, Q., Ampuero, J. P., Inza, A., & Tavera, H. (2023). Earthquake early warning starting from 3 s of records on a single station with machine learning. Journal of Geophysical Research: Solid Earth, 128(11), e2023JB026575.
[2] Lara, P., Tavera, H., Bletery, Q., Ampuero, J. P., Inza, A., Portugal, D.,... & Meza, F. (2025). Implementation of the Peruvian Earthquake Early Warning System. Bulletin of the Seismological Society of America, 115(1), 191-209.
[3] Vallée, M., Ampuero, J. P., Juhel, K., Bernard, P., Montagner, J. P., & Barsuglia, M. (2017). Observations and modeling of the elastogravity signals preceding direct seismic waves. Science, 358(6367), 1164-1168.
[4] Licciardi, A., Bletery, Q., Rouet-Leduc, B., Ampuero, J. P., & Juhel, K. (2022). Instantaneous tracking of earthquake growth with elastogravity signals. Nature, 606(7913), 319-324.
[5] Hourcade, C., Juhel, K., & Bletery, Q. (2025). PEGSGraph: A graph neural network for fast earthquake characterization based on prompt ElastoGravity signals. Journal of Geophysical Research: Machine Learning and Computation, 2(1), e2024JH000360.
[6] Bletery, Q., & Nocquet, J. M. (2023). The precursory phase of large earthquakes. Science, 381(6655), 297-301.
// Article paru dans la revue "Risques Infos" n°48, mai 2025, à consulter ici ou là :
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